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Jeudi 3 mars 1966

 

Wesley Le Clerc se tira péniblement du lit à 6 heures du matin, comme l’exigeait sa tante, déroula son tapis pour faire ses prières puis passa dans la salle de bains.

Mohammed el Nesr voulait qu’il soit non seulement son espion au Hug, mais aussi un employé modèle de Parson Surgical Supplies. Il y fabriquait désormais des instruments de microchirurgie, et son supérieur envisageait de l’inscrire à un programme de formation qui lui permettrait de les améliorer, voire d’en inventer d’autres. Un travailleur noir qualifié était précieux pour le gouvernement fédéral, qui prônait l’égalité des chances. Mais Wesley ne songeait qu’à frapper un grand coup pour son peuple, et le plus tôt possible.

Otis venait de partir pour le Hug quand le jeune homme entra dans la cuisine. Tante Celeste se faisait les ongles, qu’elle avait longs, pointus, et de couleur écarlate, afin de souligner la minceur de ses doigts. Elle éteignit la radio et se leva pour servir à son neveu son petit déjeuner habituel : jus d’orange, corn-flakes et toasts de pain complet.

— Ils ont arrêté le monstre du Connecticut, dit-elle négligemment.

La cuillère de Wesley tomba dans le bol de céréales.

— Ils ont quoi ?

— Ils ont arrêté le monstre du Connecticut, il y a un quart d’heure. Depuis, ils n’ont pas passé une seule chanson, ils n’arrêtent pas de parler de ça.

— C’est quelqu’un du Hug ?

— Ils ne l’ont pas dit.

Wesley tendit la main pour rallumer la radio et, le souffle court, écouta les commentaires, ne pouvant en croire ses oreilles. L’identité du monstre n’était pas rendue publique, mais WHMN croyait pouvoir affirmer que c’était un médecin et qu’il avait une complice. Tous deux seraient présentés au juge Douglas Thwaites à 9 heures au tribunal d’Holloman, afin d’être officiellement inculpés.

Lorsqu’il en eut assez entendu, le jeune homme embrassa sa tante sur la joue et retourna dans sa chambre pour enfiler sa veste, des gants et un bonnet tricoté. Il faisait encore bien froid en cette heure matinale.

Arrivant au 18 de la 15e Rue, il trouva Mohammed et ses lieutenants en pleine panique. Il ne leur restait que deux jours pour trouver un autre thème de manifestation. Qui aurait jamais cru que ces flics incompétents arrêteraient le meurtrier ?

Après avoir salué ses collègues activistes, Wesley pénétra dans ce que Mohammed appelait sa « salle de méditation » mais qui désignait la salle d’armes de l’organisation. Ses murs étaient couverts de racks portant des fusils d’assaut ; des casiers métalliques dérobés dans une armurerie abritaient des armes de poing ; des boîtes de munitions s’entassaient sur le sol.

Pourtant, c’était la pièce la plus paisible de l’appartement, et on y trouvait également ce dont Wesley avait besoin : une table, une chaise, des stylos, des feutres, des ciseaux et du papier à dessin. Il en prit une feuille et y découpa un morceau d’une vingtaine de centimètres de côté à l’aide d’un cutter. Ça ne laissait pas beaucoup de place pour un message, mais celui-ci ne serait pas très long. Il chercha des yeux l’équipement de hockey d’Abdullah, le fils de Mohammed, qui avait renoncé au sport en découvrant qu’Allah avait d’autres projets pour lui.

Son chef entra alors dans la pièce.

— Que fais-tu, Wesley ?

— Je te prépare un martyr, Mohammed.

— Tu plaisantes ?

— Non. Où est l’équipement de hockey d’Abdullah ?

— Dans la pièce, à côté. Qu’est-ce que tu veux en faire ?

— Je n’ai pas le temps de t’expliquer. Sois simplement devant ta télévision à 9 heures. Comme ça, ils ne pourront pas prétendre que tu étais au courant.

— Bien sûr, bien sûr ! lança Mohammed en souriant.

Il s’inclina avec une gravité moqueuse et sortit, laissant Wesley seul.

 

Quand Carmine entra au commissariat, il eut l’impression que tous les flics d’Holloman étaient là pour lui serrer la main, lui taper dans le dos ou le regarder d’un air admiratif. Silvestri était si heureux qu’il le serra dans ses bras et l’embrassa sur la joue.

— Mon garçon ! Mon garçon ! dit-il, au bord des larmes. Tu nous as sauvés.

— Merci, John, merci, répondit Carmine, embarrassé.

— Je vais recommander qu’on te décore, même si le gouverneur doit inventer une médaille.

— Où sont Charles et Claire Ponsonby ?

— Lui est en cellule avec deux flics, je n’ai pas envie qu’il se suicide. Et il n’a rien sur lui qui lui permette de le faire, on a vérifié. Sa sœur est dans un bureau à l’étage, avec sa chienne et deux filles de chez nous. Il se peut qu’elle soit sa complice, mais nous n’avons aucune preuve qu’elle soit le second Fantôme, du moins rien qui puisse impressionner le juge Thwaites. J’ai jugé plus prudent de la traiter d’une manière que ses avocats ne pourront critiquer quand elle passera en jugement, si du moins ça arrive. Pour le moment, rien n’est sûr.

— Il a parlé ?

— Non. De temps à autre, il hurle de rire, mais le plus souvent il glousse en regardant dans le vague.

— Il va plaider la folie.

— C’est évident. Mais les cinglés, d’ordinaire, ne possèdent pas de chambre des horreurs aussi bien équipées.

— Et Claire ?

— Elle répète simplement qu’elle refuse de croire que son frère est un tueur en série, et qu’elle-même n’a rien fait.

— À moins que Pat et son équipe ne puissent trouver des traces de son passage dans la salle d’opération ou le tunnel, elle s’en sortira. Une aveugle avec sa chienne, qui vide un seau de feuilles mortes dans une réserve pour cerfs, et prend la peine de les étaler... Le dernier des nuls pourrait démontrer qu’elle croyait emporter de quoi les nourrir. Bien sûr, on peut toujours espérer des aveux.

— Tu parles ! C’est pas le genre de la famille. Tu crois qu’elle est complice ?

— Je n’en sais rien, John. On ne pourra pas le prouver, de toute façon.

— Ils seront officiellement inculpés par Thwaites à 9 heures. J’aurais préféré un endroit plus discret que son tribunal, mais il ne veut rien entendre. Quel cirque ! Ponsonby n’est vêtu que d’un imper en plastique noir, et refuse d’enfiler quoi que ce soit d’autre. Si on l’y contraint, et que ça lui vaut la plus minime écorchure, ses avocats vont beugler à la brutalité policière. Alors, il ira au tribunal tel qu’il est. Déjà que Danny lui a passé des menottes trop serrées... Le salopard a les poignets à vif !

— Tous les journalistes qui peuvent arriver à temps seront là, à la sortie du tribunal, y compris les équipes de télévision, soupira Carmine.

— Et pourquoi pas ? C’est une grande nouvelle, pour une si petite ville.

— On ne peut pas inculper Claire séparément ?

— Thwaites n’y consentira pas. Il veut les voir tous les deux en même temps.

— Pour se faire une idée quant à la complicité de Claire...

— Carmine, tu as mangé ?

— Non.

— Alors, allons chez Malvolio avant la ruée.

— Comment vont Abe et Corey ? Ils sentent encore le putois ?

— Oui, et ils ne sont pas contents. Ils voulaient être avec toi pour arrêter Ponsonby.

— Je sais, mais ça n’était pas possible. Tu devrais dire au gouverneur de décerner deux médailles de plus, et de prévoir une grande cérémonie.

 

Le tribunal d’Holloman était situé sur Cedar Street, à quelques pas du bâtiment des services administratifs du comté. Mais il n’était pas question pour les Ponsonby de s’y rendre à pied. Quelques journalistes et photographes attendaient devant les locaux de la police quand Charles en sortit, une serviette jetée sur la tête, l’imperméable boutonné du cou aux genoux. Il avait à peine mis les pieds sur le trottoir qu’il commença à se débattre, non pour s’échapper, mais pour se débarrasser de la serviette. Il y parvint et monta donc à bord du véhicule de police tête nue, dans une tempête de flashes. Le véhicule venait de s’éloigner quand Claire sortit, précédée par Biddy. Comme son frère, elle refusa qu’on lui couvre la tête. Son escorte se montra ostensiblement prévenante avec elle, et on la fit monter dans le véhicule officiel de Silvestri, une grande Lincoln.

La foule entourant le tribunal était si dense qu’il avait fallu détourner la circulation. Un cordon de policiers allait et venait sous la poussée des badauds furieux qu’il s’efforçait de contenir. Tous les journalistes se trouvaient à l’intérieur du cordon. Parmi eux, un Noir de petite taille, maigre, qui avançait lentement, en s’excusant, les mains dans les poches de sa veste.

Charles Ponsonby sortit de la voiture de police juste devant lui. Il plaça alors sur sa tête une coiffure d’allure bizarre, sur laquelle était fixée une bande de carton blanc où on pouvait lire « NOUS AVONS SOUFFERT ». Personne n’eut le temps de voir l’autre main de Wesley se dresser, armée d’un revolver de petit calibre. Il logea quatre balles dans la tête et l’abdomen de Ponsonby avant que les flics ne puissent réagir. Mais il n’y eut pas de fusillade : Carmine s’était aussitôt jeté en avant pour se placer devant lui, en hurlant à pleins poumons :

— Ne tirez pas !

Mohammed el Nesr et ses lieutenants, assis devant leur téléviseur, assistèrent à toute la scène, sidérés. Puis Mohammed leva les bras au ciel, exultant.

— Wesley, mon gars, tu nous as offert notre martyr ! Quel procès ça va être !

Il se tourna vers les autres.

— Et n’oubliez pas, il sera désormais Wesley Le Clerc, et non pas Ali el Kadi, comme ici. Il faut qu’il paraisse avoir agi pour tous les Noirs, pas seulement pour la Brigade. Ça sera beaucoup mieux pour tout le monde.

 

L’assassinat de Charles survint deux minutes avant que la voiture emmenant Claire Ponsonby n’arrive. D’abord entourée par une marée de corps, la Lincoln réussit finalement à faire demi-tour sur Cedar Street et retourner là d’où elle venait.

Danny Marciano était livide et tremblait de tout son corps.

— Bon Dieu, Carmine, tu es cinglé ! Mes gars étaient en pilotage automatique, ils auraient pu te flinguer !

— Mais ils ne l’ont pas fait. Je voulais surtout éviter qu’un journaliste soit touché par une balle perdue.

— C’est vrai, tu as bien fait. Bon, il va falloir que je disperse la foule.

Patrick était agenouillé près de Charles Ponsonby , dont le visage avait gardé une expression scandalisée. Une flaque de sang s’élargissait sous son corps.

— Il est mort ? demanda Carmine.

— Raide comme la justice, répondit Patrick en fermant les yeux du Fantôme. Au moins, il n’aura pas eu l’occasion de se tirer d’affaire. Dites bonjour à l’enfer pour moi, cher professeur !

Wesley Le Clerc était maintenu par deux flics en uniforme, l’air encore plus insignifiant que d’habitude. Tous les regards, toutes les caméras étaient tournés vers lui. Il avait tué le monstre du Connecticut : justice sommaire, mais justice tout de même. Personne ne semblait se souvenir que Ponsonby n’avait pas été jugé.

Silvestri descendit les marches du tribunal en s’épongeant le front.

— Le juge n’est pas très content, dit-il à Carmine. Bon Dieu, quel fiasco !

Il se tourna vers les deux policiers qui entouraient Wesley.

— Emmenez-le, ordonna-t-il. Allez, emmenez-le et fourrez-le au trou !

Carmine suivit Wesley dans le panier à salade et s’assit en face de lui, la tête un peu tournée de côté. Wesley arborait toujours sa coiffure ridicule portant l’inscription « NOUS AVONS SOUFFERT ». Carmine l’informa de ses droits, d’une voix assez forte pour que les flics à l’avant puissent entendre, puis lui enleva sa coiffure pour l’examiner : il s’agissait en fait d’un casque de hockey en plastique.

— J’ai accompli une grande chose, dit Wesley d’un ton triomphal, et j’en ferai d’autres encore plus grandes.

— N’oubliez pas que tout ce que vous direz pourra être retenu contre vous.

— Je n’en ai rien à foutre, lieutenant Delmonico. J’ai vengé mon peuple, j’ai tué l’homme qui a violé et tué nos sœurs. Je suis un héros, et je serai considéré comme tel.

— Vous avez tout gâché, plutôt. Qui vous a inspiré cette idée, Jack Ruby [iii]? Vous avez de la cervelle ; si vous aviez fait ce que je vous ai conseillé, vous auriez pu vous rendre vraiment utile à votre peuple. Mais non, vous ne pouviez pas attendre. C’est facile de tuer, Wes, tout le monde en est capable. Charles Ponsonby aurait sans doute passé le restant de ses jours en prison. Vous lui avez simplement permis d’échapper à la justice.

— C’était donc le docteur Ponsonby... Un membre du Hug ! Peu importe, lieutenant. Il n’avait aucune importance. Il m’a donné l’occasion de devenir un martyr. Je me fous éperdument qu’il soit mort ou vivant. C’est à moi de souffrir, et je souffrirai.

 

Comme on emmenait Wesley vers sa cellule, Silvestri refit son apparition, mâchonnant farouchement son cigare.

— Encore un qu’il va falloir surveiller à chaque instant ! S’il se suicide, ce sera l’enfer.

— C’est un type intelligent et très doué de ses mains, dit Carmine. Lui ôter sa ceinture ne suffira pas. Mais je ne crois pas qu’il en ait envie. Il veut que le monde entier assiste à son procès.

Les deux hommes entrèrent dans l’ascenseur.

— Qu’est-ce qu’on fait de Claire Ponsonby ? demanda Carmine.

— On abandonne les accusations et on la libère, comme le veut le District Attorney. Un seau de feuilles mortes ne constitue pas une preuve suffisante. On pourra tout au plus lui interdire de quitter le comté.

Silvestri grimaça.

— Cette affaire a vraiment été une horreur du début à la fin. Toutes ces pauvres filles assassinées et personne pour leur rendre vraiment justice... Qu’est-ce que je vais dire aux familles à propos des têtes ?

— Ce sera mieux pour elles de savoir, plutôt que de rester dans l’ignorance. Où est Claire ?

— Dans le même bureau qu’avant.

— Je peux me charger de la prévenir ?

— Vas-y ! Je ne veux pas voir cette garce.

Elle était confortablement assise dans un fauteuil, Biddy à ses pieds, semblant ignorer les deux jeunes femmes assez mal à l’aise qui avaient reçu l’ordre de ne jamais la quitter des yeux. Elle se redressa quand Carmine entra.

— Pourquoi tout cela, lieutenant Delmonico ?

— Comment savez-vous que c’est moi, mademoiselle Ponsonby ? Pas au bruit de mes semelles, tout de même.

Elle eut un sourire affecté qui la vieillit et lui donna l’air sournoise, pincée et pitoyable. Ce fut pour Carmine un de ces éclairs de compréhension si essentiels à son métier. Elle était bel et bien le second Fantôme. Mais il n’avait aucune preuve contre elle.

— Lieutenant, répondit-elle, quand je connais quelqu’un, je peux le reconnaître n’importe où.

— Vous a-t-on appris que votre frère était mort ?

— Oui. Je sais aussi qu’il n’a rien fait de ce dont vous l’accusez. Charles était quelqu’un de délicat et de très gentil. Marciano m’a accusée d’avoir été son amante. C’est ridicule.

— Nous sommes payés pour envisager toutes les possibilités. Vous êtes libre, mademoiselle Ponsonby. Toutes les charges retenues contre vous ont été abandonnées.

— Je n’en ai jamais douté.

— Où comptez-vous séjourner ? Votre maison fait l’objet d’investigations policières qui risquent de prendre quelques jours. Voulez-vous que je téléphone à Eliza Smith ?

— Certainement pas. Sans ses bavardages, rien ne serait arrivé. J’espère qu’elle mourra d’un cancer de la langue.

— Où comptez-vous loger, alors ?

— Je vais m’installer chez le Major Minor en attendant de pouvoir rentrer chez moi. Je compte demander à mes avocats de veiller à la défense de mes intérêts de propriétaire du 6, Ponsonby Lane. Je vous conseille donc de ne rien abîmer.

Elle sortit sur ces mots.

Fantôme ou pas, se dit Carmine, c’est une femme redoutable !

Il prit la route de la demeure des Ponsonby pour suivre la plus morne période de l’affaire, une phase finale sans attrait et, dans ce cas, extrêmement décevante.

 

Chacun au Hug avait bien évidemment appris l’arrestation du monstre du Connecticut. Les visages étaient souriants et soulagés. Le centre allait enfin revenir à la normale, car de toute évidence, le tueur ne pouvait être l’un de ses membres.

Desdemona n’avait pas revu Carmine depuis son retour des Appalaches, et d’ailleurs n’y comptait pas : elle savait qu’il était trop occupé à pourchasser le monstre pour lui accorder un peu de temps. Ce matin-là, comme elle allait quitter leur appartement, le téléphone sonna. C’était lui, mais sa voix était bizarrement neutre.

— Si je me souviens bien, il y a un poste de télévision dans la salle de conférence du Hug. Branche-toi sur Channel 6.

Et il raccrocha.

Une fois arrivée, Desdemona s’en alla donc allumer le téléviseur. Tous les membres du Hug se félicitaient de l’arrestation du monstre, comme d’ailleurs les deux flics de son escorte. L’écran s’anima, montrant le tribunal devant lequel se pressait une foule de plusieurs centaines de personnes. Journalistes et policiers étaient partout. Un cameraman de Channel 6 était apparemment monté au sommet d’un van pour pouvoir filmer toute la scène, tandis qu’un autre était au milieu de la foule et un troisième tout près d’une voiture de police. Desdemona aperçut Carmine à côté d’un homme de grande taille en qui elle reconnut Danny Marciano. Silvestri était en haut des marches, resplendissant dans son uniforme. Puis quelqu’un émergea du véhicule. Charles Ponsonby ! Elle en resta bouche bée. Un membre du Hug, le meilleur ami de Robert Smith ! C’était la fin du centre. Les Parson devaient assister à la même scène qu’elle, à New York. S’ils n’avaient pas encore trouvé de clause dans le testament de l’oncle William pour se désengager du Hug, ils allaient redoubler d’efforts.

Ce qui se produisit ensuite fut rapide comme l’éclair. Quatre coups de feu, Charles Ponsonby qui s’effondre, Carmine se plaçant devant l’homme qui avait tiré, les flics rengainant leur arme et s’avançant pour arrêter le Noir, qui ne tente pas de s’échapper. Desdemona frissonna, les mains sur la bouche. Carmine, mon Dieu. Il n’était pas mort, cette fois, mais elle réalisait à présent ce qu’était le destin d’une femme de flic.

Elle devait apprendre la nouvelle aux autres. Mieux valait qu’ils soient tous informés en même temps. Le Hug disposant d’un système d’interphones, Desdemona en fit usage pour convoquer tout le monde dans la salle de conférence.

Puis elle se rendit dans le bureau de Tamara, qui n’était plus que l’ombre d’elle-même depuis que Keith Kyneton lui avait claqué la porte au nez. Elle ne réagit pas et se contenta de hocher la tête, le regard perdu dans le vide.

 

Pour tous ceux qui étaient rassemblés dans la salle de conférence, la révélation des activités secrètes de Charles Ponsonby fut comme un coup de tonnerre.

Pour Addison Forbes, ce fut comme si Dieu lui apparaissait dans le buisson ardent. Smith et Ponsonby n’étant plus là pour lui barrer la route, le Hug était désormais à lui. Pourquoi le conseil de surveillance se donnerait-il la peine de chercher ailleurs, alors qu’il était si éminemment qualifié ? Il avait l’expérience clinique, une réputation internationale, et les Parson l’aimaient bien. Sous sa direction, le Hug ferait de nouveaux progrès. Ils n’avaient pas besoin du grand maharadjah prétentieux venu de son Inde natale, le monde était rempli de prix Nobel en puissance.

Walter Polonowski entendit à peine le bref résumé de Desdemona. Il était très déprimé. Paola, leurs quatre enfants, un cinquième en route... Marian aurait bientôt la bague au doigt. La maîtresse disparaissait peu à peu pour céder la place à l’épouse.

Maurice Finch avait toujours cru que devoir renoncer à la médecine signerait son arrêt de mort, mais les événements de ces derniers mois lui avaient montré qu’il n’en était rien. Après tout, les plantes étaient un peu comme des patients : il savait les soigner, les guérir, les faire croître. La vie avec Cathy serait agréable. Et il saurait venir à bout de ces fichus champignons !

Kurt Schiller ne fut pas vraiment surpris. Il n’avait jamais beaucoup aimé Charles Ponsonby, qu’il soupçonnait d’homosexualité. Son attitude était toujours un peu trop subtilement hautaine et entendue, et cela suggérait, par-delà une apparence assez quelconque, un esprit dérangé. Sans doute était-il du genre chaînes et cuir, prêt à tout pour servir un maître féroce. Aujourd’hui, Kurt savait que c’était en fait tout le contraire. Charles était un véritable sadique, à en juger par ce qu’il avait fait à ces malheureuses filles. Professionnellement, Schiller ne redoutait rien. Quoi qu’il arrive au Hug, il était suffisamment connu pour trouver un poste n’importe où, et il avait, sur la transmission des maladies par-delà la barrière des espèces, des idées qui passionneraient les responsables des unités de recherche. Maintenant que la photo avec papa et Adolf n’était plus que cendres dans l’âtre et qu’il pouvait librement assumer son homosexualité, il se sentait prêt à mener une vie nouvelle, à New York, parmi ses pairs.

— Otis, lança Tamara, on vous réclame à la maison. Je n’ai rien compris à ce que disait Celeste, mais ça a l’air d’être une urgence.

Don Hunter et Billy Ho se placèrent des deux côtés d’Otis, pour l’aider à s’extirper de son siège.

— On va s’occuper de lui, Desdemona, dit Don. Pas question qu’il ait une nouvelle attaque quand on a besoin de lui.

 

Dans le Massachusetts, Cecil Potter, portant Jimmy sur ses genoux, vit sur CBS la scène filmée par les caméras de Channel 6.

— Tu te rends compte ? dit-il à l’animal. Hou là ! Je suis vraiment content d’être parti de là-bas !

Ce soir-là, quand Carmine rentra, Desdemona se précipita vers lui, en larmes, et le bourra de coups de poing furieux. La prenant dans ses bras, il la conduisit tendrement vers le sofa qu’il venait d’acquérir. Les fauteuils, c’était bien pour discuter, mais pour passer des soirées en couple, rien ne valait un canapé. Il laissa s’apaiser la tempête de larmes et de fureur tout en la berçant et en lui parlant tout bas.

— Mais qu’est-ce qui te met dans cet état ? finit-il par demander, connaissant par avance la réponse.

— Toi, fichu héros !

— Je ne suis pas un héros.

— Fichu héros ! T’avancer ainsi pour prendre une balle perdue... Tu aurais pu te faire tuer !

Il éclata de rire.

— C’est si bon de te revoir ! Viens, je vais nous servir un cognac.

— Je savais que je t’aimais, dit-elle plus tard, un peu calmée, mais j’en ai pris alors vraiment conscience, et de façon très violente. Carmine, je ne veux pas vivre dans un monde où tu n’es pas.

— Tu veux dire que tu préférerais être Mme Carmine Delmonico que de rentrer chez toi, à Londres ?

— Oui.

Il l’embrassa.

— Desdemona, j’essaierai d’être un bon époux, mais tu as déjà eu un aperçu télévisé de ce que peut être une vie de flic. Ça ne changera pas : longues heures d’attente, absences, balles perdues... Jusqu’à présent, je suis en un seul morceau, mais je ne peux pas te promettre que ça durera.

— Tout se passera bien si tu te souviens que chaque fois que tu feras quelque chose d’idiot, tu auras affaire à moi !

— Entendu, sourit Carmine. On va au chinois ? J’ai faim.

Desdemona eut un grand sourire satisfait.

— Tous les deux ? Ça veut dire que je ne suis plus en danger ?

— Il n’y a plus de danger, j’en suis sûr. Mais ce n’est pas pour autant que je te laisserai quitter cet appartement.

 

— Ce qui me tourmente, lui dit-il une fois qu’ils furent au lit, c’est que pour une bonne part, cette affaire demeure un mystère. Ponsonby n’aurait sûrement pas avoué, mais tout espoir en ce domaine a disparu avec lui. C’est Wesley Le Clerc notre problème, à présent.

— Tu veux parler du meurtre de Léonard Ponsonby, et de l’identité de la femme et de la fille ? demanda Desdemona, à qui il avait tout raconté.

— Oui, mais il y a d’autres questions sans réponses. Qui a creusé le tunnel ? Comment Ponsonby a-t-il fait pour installer tous ces appareils dans sa salle d’opération ? Qui s’est chargé de la plomberie ? C’est un sacré boulot ! L’endroit est à dix mètres sous terre, et il est parfaitement sec, alors que les caves, à cette profondeur, ruissellent d’humidité. Les ingénieurs du comté cherchent encore à savoir où vont les conduits d’aération.

— Tu crois que Claire est le second Fantôme ?

— Croire n’est pas le terme exact. Mon instinct me dit que oui, ma raison que non. En tout cas, elle a réussi à s’en sortir.

— N’y pense plus, dit-elle en lui caressant les cheveux. Au moins, il n’y aura plus de meurtres. Handicapée comme elle l’est, Claire seule est incapable d’en commettre d’autres.

— J’ai bousillé cette affaire du début à la fin...

— Seulement parce que c’étaient des crimes d’un genre nouveau, commis par un tueur d’un genre nouveau. Tu es un flic extrêmement compétent, d’une haute intelligence. Considère l’affaire Ponsonby comme une occasion d’apprendre. La prochaine fois, les choses seront plus faciles.

— J’espère qu’il n’y aura jamais de prochaine fois.